8
Cette étrange nuit de septembre sur la colline avec Catilina fut l’un des derniers moments de calme avant la tempête. La sécheresse et la douceur se prolongèrent ; les premiers jours d’octobre mirent de l’or sur les feuilles et hâtèrent les récoltes. Le problème du moulin étant résolu, je me consacrai à plein temps à la gestion de la ferme ; cela me permettait d’oublier un peu les menaces de pénurie en eau et en foin, mais aussi la froideur prolongée de Meto à mon égard.
Catilina revint nous visiter une fois en septembre et trois fois en octobre. A chacune de ses visites, il était accompagné par d’autres hommes, outre Tongilius, mais jamais plus de cinq ou six, solides et bien armés : des gardes du corps. Ils couchaient à l’écurie, mangeaient la même pitance que les esclaves et ne se plaignaient pas. Catilina se montrait de moins en moins communicatif et de plus en plus distant ; plus de bavardages dans l’atrium ni de promenade de gymnosophiste au clan de lune. Il allait dormir aussitôt après avoir soupé et partait le matin à l’aube. Cet éloignement était celui d’un homme profondément préoccupé, qui ne partageait plus ses doutes ni ses spéculations. Il ne prit même pas le temps de revisiter le moulin, après mes aménagements.
Vers la fin d’octobre, je décidai de faire visiter le moulin à Claudia. Après tout, c’était elle qui m’avait appris le projet de Lucius et, sans elle, cette construction n’aurait très probablement jamais vu le jour. Je lui envoyai donc un message l’invitant à partager une collation simple sur la colline, en lui disant aussi que j’avais quelque chose à lui montrer.
J’apportai du fromage, du pain et des pommes ; Claudia, du miel, des gâteaux, du vin et la gâterie suprême : une jarre d’eau fraîche. Je lui dis que son vin et ses gâteaux étaient délicieux, mais que c’était l’eau surtout qui ravissait mon palais.
— C’est vraiment devenu sérieux, ton manque d’eau ? demanda-t-elle.
— Oui. On peut encore en recueillir un peu dans la rivière, mais il n’y en a pas assez pour tous les esclaves et les animaux. La petite source de la colline ne donne presque rien : une demi-urne par jour, tout au plus ! Poulies gros animaux, on leur donne donc de l’eau du puits, bien qu’elle leur provoque de terribles coliques. Bien sûr, il y a abondance de vin, mais il faut aussi de l’eau, parfois.
— L’eau du puits est au moins bonne pour se nettoyer ?
— Aratus le déconseille, mais nous l’utilisons quand même, avec parcimonie. Je crains que nous ne commencions à sentir mauvais, même si Bethesda s’inonde de parfums. Les habits que nous portons auraient aussi besoin d’une grande lessive.
— Malheureusement, le niveau de mon propre puits est dangereusement bas, à ce que dit mon régisseur, et je n’ai pas de réserves à te passer. Profite donc de l’eau que j’ai apportée – mais veille à ne pas t’en enivrer, ajouta-t-elle en riant. Où est donc le jeune Meto ?
— Il travaille, je crois, et il a préféré ne pas venir.
— Je ne l’ai pas vu depuis longtemps. Je ne serais guère surprise d’apprendre qu’il n’est pas très heureux ici.
Nous mangeâmes un moment en silence. C’était un jour d’automne magnifique et le paysage était splendide.
— Y a-t-il jamais eu un jour comme cela, à la ville ? demandai-je doucement.
— Sans doute pas. Mais ton messager m’a dit que tu voulais me montrer quelque chose.
— Oui, dès que nous aurons fini de manger.
— Moi, j’ai terminé. Où allons-nous ?
— A la rivière.
— Tu vas me montrer ton moulin à eau ? dit-elle, avec un air bizarre.
— Mais oui.
— Je t’ai vu le construire, tu sais. Le bâtiment a l’air très bien.
— Oh, il est fait avec les morceaux d’un autre édifice. Ce n’est pas un temple, mais je crois qu’on peut le regarder sans déplaisir. Enfin, le plus important est à l’intérieur. Le mécanisme fonctionne, tu sais ?
— Alors, c’est vraiment fini ?
— Oui, mais sans eau dans la rivière pour l’actionner…
Alors que nous nous levions pour descendre de la colline, je remarquai deux cavaliers venant du sud sur la voie Cassienne. Rien d’exceptionnel, mais je ressentis une vague inquiétude, tandis que Claudia et moi marchions vers le moulin. La voie Cassienne fut bientôt cachée par les arbres.
Claudia fut vivement impressionnée, mais les multiples questions qu’elle posait m’indiquèrent bientôt qu’elle n’y comprenait rigoureusement rien. Lorsque je demandai aux esclaves de mettre en route le mécanisme, elle sursauta et son sourire un peu niais disparut.
— Oh non ! s’exclama-t-elle. Quelles dents horribles !
Au fond d’elle-même, je crois qu’elle était profondément conservatrice, et comme tous ceux de sa classe, incapable d’apprécier les nouveautés. Publius Claudius me l’avait bien fait comprendre, lorsque je lui avais proposé d’utiliser le moulin : il y avait des esclaves pour moudre le grain, alors…
— C’est magnifique, papa ! fit soudain une voix que je connaissais.
Je me retournai et vis Eco dans l’encadrement de la porte, Belbo derrière lui : les deux cavaliers de la voie Cassienne, assurément. Je courus l’embrasser. Les esclaves cessèrent de pousser la roue et le mécanisme s’arrêta dans un grincement sonore qui fit sursauter Claudia. Eco voulait encore le voir fonctionner, mais je lui fis comprendre, d’un signe de tête discret, que mon invitée n’appréciait pas beaucoup.
— Mais comment as-tu fait pour résoudre les problèmes que tu avais ? Ne me dis pas que l’inspiration t’est venue en dormant, comme lorsque tu résolvais des énigmes apparemment insolubles !
— Non, pas cette fois. C’est une de mes connaissances qui m’a suggéré la solution.
— Une connaissance ?
— Un hôte de passage, dis-je en faisant un nouveau signe à Eco.
Il comprit aussitôt la nécessité du secret et hocha la tête.
— Ah ! Cet homme de la ville…
— Lui-même. Mais salue plutôt notre invitée, veux-tu ?
Eco salua Claudia d’un signe de tête.
— Oh, Eco, comme c’est agréable de te voir ! Quelles nouvelles de la Ville ?
— Eh bien… C’est précisément ce pourquoi je suis venu. L’atmosphère a été très tendue à Rome, tout l’été, comme tu dois le savoir.
— Oh oui ! Mes cousins ont prédit que les troubles commenceraient après les élections, dit Claudia.
— Alors, ils pourraient travailler comme devins, répliqua Eco.
Le commentaire était dit sur le mode plaisant, mais Claudia n’était pas d’humeur à plaisanter ; les engrenages du moulin l’avaient mise à cran.
— On parle même de révolution armée en ville, continua Eco. Cicéron a obtenu du Sénat qu’il lui vote des pouvoirs exceptionnels, en vertu du « décret suprême de sûreté générale de l’État »…
— Ah oui, coupa Claudia, ce décret que nos ancêtres ont imaginé, il y a soixante ans, pour se débarrasser de ce voyou factieux de Caius Gracchus.
— Caius Gracchus a été tué par la foule, dans la rue, avec bon nombre de ses partisans, parce qu’il avait été décrété hors la loi, dis-je avec gravité. Est-ce ce qui attend Catilina ?
— Personne ne sait, dit Eco. Les termes du décret sont assez vagues : il donne essentiellement aux consuls en exercice un pouvoir de vie et de mort, qui est normalement l’apanage de l’assemblée du peuple ; ils peuvent aussi lever une armée et employer une force « illimitée » – c’est le mot – contre les citoyens qui menacent la sûreté de l’État.
— En d’autres termes, les Optimates ont noyauté toutes les influences modératrices qui auraient pu se manifester dans le jeu normal des institutions, dis-je.
— Et pourquoi non ? interrompit assez brutalement Claudia. Lorsque l’État est en danger, quoi de plus normal que de recourir aux décrets extrêmes ? Il est seulement regrettable qu’un tel pouvoir échoie à un homme nouveau comme Cicéron, qui ne mérite pas cet honneur et que son origine a si peu préparé à cette responsabilité.
— En tout état de cause, précisa Eco, chacun sait que le collègue de Cicéron, Antonius, est un parfait incapable, Peut-être même est-il de mèche avec Catilina, de sorte que tout repose sur les épaules de Cicéron.
— Les autres sont trop contents de lui refiler l’affaire, dis-je.
— Exact ! En ce moment, au moins en théorie, Cicéron a plus de pouvoir que quiconque, depuis la dictature de Sylla.
— Il aura finalement obtenu ce qu’il voulait, constatai-je. Seul maître à Rome !
— Bah ! S’il peut nous débarrasser une fois pour toutes de cette vermine de Catilina, alors il mérite ce poste, dit Claudia abruptement. Quelles autres nouvelles, Eco ?
— Des rumeurs de guerre. Le « général » de Catilina, Manlius, a ouvertement mobilisé ses troupes, à Fæsulae. On parle aussi de révoltes serviles, fomentées par les agents de Catilina, naturellement. Une en Apulie, une autre à Capoue…
— Capoue ? Là où Spartacus avait lancé sa révolte ! s’exclama Claudia, les yeux exorbités.
— Toutes les écoles de gladiateurs ont reçu l’ordre de mettre leurs stocks d’armes sous clef et de disperser leurs équipes dans les fermes des alentours, enchaînées. Cela a même été l’un des premiers actes de Cicéron, sous le régime du décret d’exception.
— Remuer les souvenirs de Spartacus ! dis-je, songeur.
La manœuvre était intelligente. C’était un excellent moyen de terroriser le peuple et de gagner son soutien : la terreur et le chaos qui avaient accompagné la révolte de Spartacus étaient encore dans toutes les mémoires. Dans le même temps, cet amalgame servait à faire passer habilement le pur patricien qu’était Catilina pour un esclave thrace rebelle. Je commençai à entrevoir ce que voulait dire Lucius Sergius, lorsqu’il parlait des foudres de Marcus Tullius.
— Entre-temps, des accusations ont été portées contre Catilina.
— Quelles sortes d’accusations ?
— Quelque chose de beaucoup plus grave que la corruption ou le détournement de fonds. L’un des Optimates l’a accusé de violence politique, selon les termes de la loi Plautia.
— Qu’a fait Catilina ?
— Il s’est volontairement assigné à résidence dans la maison d’un ami, ce qui veut dire qu’il ne devrait pas quitter Rome.
Eco me jeta un regard chargé de sous-entendus.
— Parfait, dis-je.
Ces nouvelles me troublaient plus que je ne voulais le laisser voir, mais je pouvais au moins espérer que je serais à l’écart de toute implication.
— Parfait ! répéta Claudia en écho. Tout cela pourra peut-être se régler sans effusion de sang. Si Catilina peut être jugé et envoyé en exil, sa bande de voyous se dissoudra d’elle-même dans sa crasse fangeuse. Coupez la tête et le corps blanchira !
— Curieux, dis-je.
Je pensais à la même image.
Claudia nous quitta peu après, pour aller informer ses cousins et voir s’ils avaient des nouvelles de leur côté. Une fois que nous fûmes seuls, je fis refaire une démonstration du mécanisme pour Eco, puis nous rentrâmes à la maison pour le souper. Après avoir mangé, nous nous installâmes autour du brasero qui avait été disposé à la place de la fontaine, car les nuits devenaient fraîches. Meto et Bethesda se joignirent à nous, une fois Diane mise au lit.
— Telle est la situation ! dit Eco. Le Sénat lève une armée pour marcher contre Manlius à Fæsulae, afin d’engager la bataille en Étrurie ou, au moins, de l’empêcher de descendre sur Rome. A Rome, la garnison a été mise en alerte, avec des rondes de nuit renforcées dans toute la ville. Catilina est assigné à résidence, mais ses complices de conspiration sont tous en liberté : Cicéron n’a aucun témoignage contre eux. Soulèvement ou pas soulèvement en ville ? Batailles ou pas batailles entre les forces du Sénat et celles de Manlius ? Révoltes ou pas révoltes, dans le reste de l’Italie ? Personne ne peut le dire.
— Le Sénat est-il réellement en danger ? demanda Meto.
— Partout en Italie règnent la pauvreté, les dettes et l’esclavage forcé pour banqueroute, dis-je. Notre famille a été favorisée par la Fortune, et par la volonté de Lucius Claudius, mais tout autour de nous, de simples citoyens meurent de faim, tandis que beaucoup de nobles se retrouvent ruinés. Un petit nombre de possédants mobilisent la richesse et le pouvoir, dont ils dispensent chichement les miettes à ceux qui luttent pour survivre. La corruption des puissants s’étale cyniquement. Les gens ont soif de changement et savent parfaitement qu’il n’y en aura jamais tant que les Optimates maintiendront leur emprise sur le Sénat. Catilina et ses alliés peuvent-ils déclencher une révolution générale ? Manifestement, le Sénat le croit, sinon il n’aurait jamais voté les pleins pouvoirs à Cicéron. Combien ce dernier doit apprécier l’honneur suprême que lui ont fait ses collègues ! ! ! Reste à savoir si ce geste a été spontané ou bien si Marcus Tullius a tiré quelques bonnes vieilles ficelles, afin d’arranger le vote.
— D’accord, papa ! reconnut Eco. Tu peux être sûr que Cicéron a fait pression pour obtenir le vote du décret d’exception. Mais il a été aidé par les lettres anonymes qu’il a produites au cours du débat.
— Des lettres ? Tu ne les as pas mentionnées jusqu’ici.
— Non ? Je crois que j’ai dû tenir instinctivement ma langue, devant Claudia. La veille de l’examen du décret d’exception, plusieurs membres de l’élite sont venus le voir, dans la soirée, dont Crassus lui-même. Ils sont allés frapper à la porte de Cicéron, vers minuit, en demandant qu’on le tirât du lit si besoin était. Il semble que chacun de ces hommes ait reçu une lettre anonyme, peu avant, l’avertissant d’un bain de sang imminent.
— Comment ces lettres sont-elles parvenues à leurs destinataires ?
— Selon un scénario identique. Un messager, le visage caché, a remis le rouleau de correspondance aux portiers, avant de disparaître sans un mot. La lettre à Crassus lui était personnellement adressée, mais non signée ; elle disait : « Dans quelques jours, les riches et les puissants de Rome vont être massacrés. Fuis pendant que tu le peux ! Cet avertissement est une faveur pour toi, de la part d’un ami. Ne le méprise pas ! »
— Et Crassus a apporté cette lettre à Cicéron ?
— Oui, comme beaucoup de ceux qui en avaient reçu de semblables, cette nuit-là. Tu comprends que cette lettre met Crassus, entre autres, dans une position très compromettante. Il est déjà soupçonné de connivence avec Catilina, en raison de leurs alliances passées ; beaucoup pensent qu’il est partie prenante dans la conspiration, voire qu’il est l’une des puissances qui la commanditent en sous-main. Pour détourner la suspicion, il a préféré porter la lettre à Cicéron, désavouant ainsi toute connaissance de son origine, comme du massacre qu’elle annonce.
— Mais ces lettres n’étaient pas signées ?
— Non, bien sûr ! Mais chacun pense qu’elles émanent d’un proche de Catilina.
— C’est ce qu’elles sont censées signifier !
— Mais qui d’autre aurait pu les envoyer ?
— Qui, en effet ? Qui pouvait tirer profit de cette panique des puissants, tout en verrouillant la position douteuse de Crassus ? Je suppose que c’est largement grâce à ces lettres que Cicéron a obtenu du Sénat le vote du décret ?
— Cela, et la nouvelle de la levée de l’armée par Manlius.
— Nouvelle dont la connaissance est due…
— A Cicéron et à ses informateurs, bien sûr. Et puis, il y avait ces rumeurs de soulèvement d’esclaves…
— Des rumeurs, dis-tu, pas des rapports ?
Eco regarda longuement le feu dans le brasero.
— Papa, es-tu en train de prétendre que Cicéron pourrait avoir envoyé lui-même ces lettres anonymes ? Qu’il a créé une situation de panique pour arriver à ses fins ?
— Je ne prétends rien. J’expose des questions et des doutes – comme notre estimé consul lui-même…